Alfred Jean-Baptiste Lemaire, un musicien français à Téhéran

Le général Alfred Jean Baptiste Lemaire

Inconnu aujourd’hui en France, Alfred Jean-Baptiste Lemaire (Aire-sur-la-Lys, le 5 janvier 1842 – Téhéran, le 24 février 1907) a connu son heure de gloire en Iran. Musicien militaire et compositeur, il s’est rendu à Téhéran en 1868, pendant le règne du roi Nasser ad-Din Shâh, pour former le personnel du département de musique de Dar al-Fonoun. Il a en particulier composé le premier hymne national iranien.

La Perse au XIXe siècle

Alfred-Jean-Baptiste Lemaire
Alfred Jean-Baptiste Lemaire.

Lemaire est né à Aire-sur-la-Lys (Pas-de-Calais) et entre au Conservatoire de Paris en 1855, où il obtient son diplôme en flûte et en composition en 1863. En 1867, il devient chef de musique adjoint de la Garde impériale de Napoléon III.

Lors de son voyage en Europe, alors qu’il visite Paris, le roi Nasser ad-Din Shâh est impressionné par les fanfares militaires françaises qui l’ont accueilli. En effet, la musique militaire iranienne faisait, à cette époque, uniquement usage de tambours traditionnels (naqareh) et de trompettes (karnay). À son retour en Iran, en 1867, le roi demande à son ambassadeur en France, Hassan-Ali Garrussi, d’embaucher un musicien français afin de réorganiser ses orchestres militaires sur le modèle de ceux d’Europe occidentale. Adolphe Niel, alors ministre de la Défense de la France, choisit Lemaire, alors âgé de 26 ans, pour occuper le poste.

Dar al Founoun
Dar al Founoun.

Formation de musiciens illettrés

Une fois en Perse, Lemaire découvre une situation déplorable. Dès 1856, plusieurs Européens étaient venus avant lui : un matelot italien du nom de Marco qui ne connaissait rien à la musique et deux chefs d’orchestre français, Bousquet, qui était retourné en France, et Rouillon qui était tombé malade. L’orchestre vivotait avec des musiciens abandonnés qui avaient oublié tous les morceaux européens qu’on leur avait enseignés. Lemaire, qui refusa le titre de général de troisième classe octroyé par le shâh, se procure alors des instruments occidentaux auprès de Buffet Crampon Benon et Couturier. L’entreprise Buffet Crampon existe toujours et elle fabrique des instruments à vent de grande qualité.

« Le jeune sous-chef s’empressa d’accepter et partit pour le pays des Mille et une nuits, où il est encore. En arrivant à Téhéran, M. Lemaire trouva les musiques de Sa Majesté Iranienne dans l’état le plus pitoyable. En quelques années, M. Lemaire restaura, ou plutôt institua de fond en comble l’enseignement musical ; il organisa l’orchestre impérial et il réforma toutes les musiques de l’armée persane. Le schah, appréciant ses services, l’a comblé de faveurs et de grades, — jusqu’à celui de général. Il convient d’ajouter que M. Lemaire a rendu de grands services aux Européens que les hasards de la vie ont conduits en Perse. » (Le Ménestrel du 2 août 1885)

Création de trois fanfares

Lemaire, qui ne parle pas persan, s’attelle au début à enseigner, en plein air, la musique à des musiciens illettrés. Une tâche ardue pour ces personnes, qui n’étaient coutumières que de la musique orientale. Deux ans après, il réussit à monter trois excellentes fanfares militaires : la Musique du Collège impérial et la Musique du Shâh (40 à 60 musiciens) et la Musique des cosaques (35 musiciens).

« Les musiques nouvelles sont toutes organisées à la française. Ainsi, la musique du collège impérial se compose de 49 instrumentistes, formant un groupe harmonique de : 1 flûte, 1 hautbois, 3 petites clarinettes, 9 grandes, 6 saxophones, 2 cornets à piston, 3 trompettes, 3 trombones, 2 petits bugles, 2 grands bugles, 3 altos, 2 barytons, 4 basses, 2 contre basses, 2 caisses claires, 2 paires de cymbales, 1 triangle et accessoires, 1 grosse caisse. » (1898)

Musique du College impérial
Musique du Collège impérial de Téhéran.

Il organise la formation des musiciens militaires au Dar al-Fonoun[1], où l’un de ses élèves est Darvish Khan, maître de musique persane du XIXe siècle. Cette école supérieure initie les élèves aux règles et aux principes théoriques et pratiques de la musique occidentale. C’est alors que le mot « musique » entre dans la langue persane (mousiqi – موسیقی).

Les traductions des leçons de Lemaire en persan par Mirza Ali-Akbar Khan Naqqashbashi sont la première introduction dans le pays de la musique européenne.

Groupe de musique iranien sous le règne de Naser al-Din Shâh (1886) - peinture de Kamal-ol-molk.
Groupe de musique iranien sous le règne de Naser ad-Din Shâh (1886) – peinture de Mohammad Ghaffari (alias Kamal-ol-molk).
Nasser Al-Din Shâh
Nasser ad-Din Shâh dans les jardins du palais du Golestan.

Le premier hymne iranien

À la demande du roi, il compose le premier hymne national iranien ainsi que des pièces militaires. En 1873, il compose aussi le premier chant national et la marche du couronnement de Nasser ad-Din Shâh, qui sont joués devant le roi. Il crée la marche de Masoud et la polka d’Ispahan. Il réorganise également, pour orchestre, un certain nombre de vieilles chansons iraniennes. Les œuvres seront diffusées progressivement grâce à des programmes de radio au cours des 30 années suivantes.

Le groupe de musique de Lemaire, connu comme l’Orchestre monarchique, joue durant les cérémonies officielles et les fêtes telles que Norouz, qui se tiennent le plus souvent au palais du Golestan en présence de Nasser ad-Din Shâh. Ainsi, il devient commun en Iran de jouer de courtes mélodies européennes. Des pièces iraniennes sont également jouées et chantées par les orchestres.

De la Perse à la France

La partition d'Avâz-e Mâhour, pièce écrite par Alfred Jean-Baptiste Lemaire, parue dans L'Illustration 2996.
La partition d’Avâz-e Mâhour, pièce écrite par Alfred Jean-Baptiste Lemaire, parue dans L’Illustration n° 2996.

La notoriété de Lemaire aurait dû se cantonner à l’Iran, mais il s’est fait connaître en France après avoir envoyé des arrangements pour piano de la musique classique persane à Paris, où la vogue de l’orientalisme les rend populaires.

« L’ouvrage nous fournit la liste des compositions de M. Lemaire, parmi lesquelles figure l’hymne national persan, écrit sur la demande du Shah lui-même. La plupart de ces œuvres ont été publiées à Paris dans le but de nous donner une idée des airs populaires, des airs de danse des habitants de la Perse. » (Mémoires de l’Académie d’Arras, 1883)

 

 

L’exposition universelle de 1889

En 1885 et 1888, Alfred Lemaire se rend en France. Lors de son premier séjour, alors qu’il souhaite faire valoir ses droits à la retraite, il apprend du ministère de la Guerre qu’il ne fait plus partie de l’armée depuis longtemps, faute d’avoir renouvelé son engagement. De ce fait, il n’a pas droit à sa pension.

Pavillon de la Perse
Le Pavillon de la Perse à l’exposition universelle de 1889.

Sa deuxième visite correspond à la préparation de l’exposition universelle qui devait se tenir à Paris en 1889. Il apprend cette fois que la Perse refuse d’y participer par manque d’argent. Lemaire écourte son séjour et rentre à Téhéran à la demande du gouvernement français où il sollicite une audience auprès Shâh qui refuse une seconde fois. Finalement, pour le convaincre, il propose de payer de sa poche la participation persane à condition qu’elle revête un caractère officiel. Nasser ad-Din accepte cette offre généreuse et fait délivrer à son général français un firman (du persan farmân signifiant « ordre, ordonnance royale ») faisant de lui le délégué officiel de la Perse à l’exposition universelle.

Alfred Lemaire se charge alors de toute l’organisation. Il choisit lui-même les plus beaux objets d’art et d’artisanat représentatifs de la Perse : « tapis, étoffes, peintures sur soie, céramiques, travaux en cuir repoussé et doré, armes ciselées, pierres précieuses […] » (Les nouvelles chroniques locales n° 10, p. 9)

Alfred Jean-Baptiste Lemaire

En novembre 1906, trois mois avant sa mort, Lemaire devient le premier maître vénérable du Réveil de l’Iran, la première loge maçonnique à opérer en Iran. Il meurt à Téhéran à l’âge de 65 ans.

La tombe d'Alfred Jean-Baptiste Lemaire, au cimetière de Doulas, à Téhéran.
La tombe d’Alfred Jean-Baptiste Lemaire, au cimetière de Doulab, à Téhéran.

Après la disparition de Lemaire, le département de musique générale est séparé de la musique militaire et une école de musique est instaurée.

En juin 2015, « Un musicien français à la cour du Shah », un documentaire de Mehran Pourmandan, a été projeté au Center for Documentary and Experimental Film de Téhéran.

Un musicien français à la cour du Shah
Article du Tehran Times (7 juin 2015).

(Sources : Les nouvelles chroniques locales, Le Ménestrel, Mémoires de l’Académie d’Arras, Wikipédia, Iran Chamber, Tehran Times)

Un grand merci à Alain Lemaire, arrière-petit-fils d’Alfred Lemaire pour les informations complémentaires (mise à jour du 14 février 2016)

* * *
[1] Le Dar al-Fonoun (دارالفنون, école polytechnique, litt. « maison des techniques »), fut la première institution d’études supérieures en Iran, fondée en 1851 par Mirza Taqi khan Amir Kabîr. C’est aujourd’hui l’un des lycées les plus importants de Téhéran.

9 thoughts on “Alfred Jean-Baptiste Lemaire, un musicien français à Téhéran

    1. Cher Monsieur, je viens de poster deux commentaires concernant votre arrière grand-père qui connut le mien en Perse.
      J’aurais un renseignement à vous demander. Votre aïeul a manifestement eu au moins un enfant. Auriez-vous l’obligeance de me dire quand et où il s’est marié et quand est né son (ou ses) enfant.
      Merci d’avance.
      Patrick Kitabgi

  1. J’ai été très intéressé par cet article. Mon arrière grand-père, Antoine Kitabgi Khan, Arménien né en 1843 à Constantinople, est arrivé en Perse en 1879 avec son épouse et ses trois jeunes fils. Il devint directeur général des douanes persanes en 1881. La famille Kitabgi connut très bien les Lemaire comme en attestent les mémoires de mon aïeul. C’est lors d’une discussion avec Alfred Lemaire qu’il décida en 1882 d’envoyer ses deux aînés faire des études au collège lazariste St-Joseph à Kadi-Keui près de Constantinople.

    C’est en faisant des recherches sur Lemaire que je suis tombé sur cet article et que j’ai enfin pu avoir des détails sur la vie de ce personnage. Ayant écrit et publié un livre sur les circonstances qui amenèrent ma famille en Perse (Les Tribulations d’un Arménien de Constantinople, Editions du Bosphore, 2018), je suis en train d’écrire la seconde partie qui relate la vie de mon aïeul en Perse, et je compte bien me servir des informations contenues dans cet article.

    1. Je serais très heureux d’échanger avec vous.
      J’ai plein d’informations, écrites par Jean Brouste (voir Internet), sur Henriette sa femme, mon arrière-grand-mère.
      Bien cordialement,
      Alain Lemaire

  2. Je me permets de signaler une erreur dans l’article sur Alfred Lemaire. D’après ce texte, Lemaire arriva en Perse en 1868 à la demande de Nasr-ed-Din shah, impressionné par la musique française après son retour d’Europe. Or le premier voyage de Nasr-ed-Din en Europe eut lieu en 1873.

  3. Je serais très heureux de pouvoir échanger avec Monsieur Patrick Kitabgi au sujet des échanges que son ancètre a pu avoir avec mon arrière-grand-père.
    Un message de sa part me serait agréable.
    Alain Lemaire

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