سال نو مبارک
20 mars. — Fête du nouvel an, Norouz. — « Je me promène de bonne heure dans les allées de Goulistan, comme chaque matin, en attendant le lever du roi, quand je l’aperçois sortant seul de la porte de l’Orangerie. Le chah me fait signe de venir. Je vais à lui. Il tient relevé de la main gauche le pan de sa tunique plein de turquoises ; après un assez long triage, il retire du tas trois des plus grosses, les examine en tous sens et en choisit une plus foncée que les deux autres et de forme plus régulière, qu’il m’offre en me disant : “C’est pour vos étrennes.”
En réalité, Norouz n’est pas le premier jour de l’an persan. Les années des musulmans sont lunaires, leurs fêtes ne coïncident pas à des dates toujours les mêmes de notre calendrier ; tandis que la fête de Norouz a toujours lieu le 20 mars, au moment précis où le soleil entre dans le signe du Bélier. Il en résulte que, cette année, Norouz doit commencer à 6 heures 30 minutes du soir, d’après les calculs du premier astronome de Sa Majesté, l’ekhterchenas bachi. Bien avant 6 heures, l’immense salle du musée, où aura lieu la cérémonie, est bondée de monde. Tous les corps de l’État sont représentés, les ministres et les hauts dignitaires sont à leur place respective. J’aperçois même des officiers généraux étrangers mêlés à cette foule. Ce sont, en effet, des cosmopolites qui, ayant plus ou moins acheté le titre de général persan, ont jugé bon d’emprunter à leur nation d’origine ou de se composer, avec ce qui leur a plu dans les uniformes les plus variés (1), un costume qui se comprendrait s’ils ne le portaient qu’en carnaval. Dernièrement, j’ai fait la connaissance d’un compatriote, brave homme au demeurant, qui, de simple ouvrier mécanicien, étant passé ici à quelque fonction dans l’arsenal, s’est cru obligé d’endosser un costume de colonel d’artillerie de son pays. Que ceci donne une idée de la valeur du titre de général que nos journaux accolent si complaisamment aux noms de tant de généraux de contrebande, Français mus on ne sait par quel sentiment, ou étrangers, acceptés par nous un peu trop sans contrôle, dont les métiers n’ont jamais eu rien de commun avec l’honorable et noble carrière des armes. Sa Majesté entre dans la salle à 6 heures et va s’asseoir — à la persane — au pied du trône de Feth Ali Chah, sur un tapis broché, d’or, en s’appuyant au coussin garni de perles. Le chah, comme le jour du salam et comme dans toutes les grandes cérémonies, est constellé de pierres précieuses qui brillent du plus vif éclat sous les innombrables lumières des grands lustres, des liants candélabres et des appliques fixées à profusion sur les murs. D’ailleurs, l’aspect de toute la salle, où scintillent tant de cristaux, est vraiment féerique. De chaque côté du trône se tient le clergé ; à quatre pas en avant et faisant face au roi, le premier ministre est debout, ayant à quelque distance à sa gauche le grand maître des cérémonies, Zaïr ed Dovleh, gendre de Sa Majesté ; moi-même je suis à deux pas derrière Emin es Sultan, légèrement à droite, en tête de la multitude variée des hauts fonctionnaires. À 6 heures 30 minutes très précises, le Grand Astronome vient gravement et à pas comptés devant le chah, le salue en se courbant jusqu’à terre et, montre en main, lui annonce que la nouvelle année commence. Il se retire à reculons et aussitôt deux mollahs, à turban bleu des seïds, présentent successivement des souhaits de bonne santé. Pendant que parlent ces descendants du Prophète, on se passe de main en main des portraits d’Ali, que chacun baise, et des grains de blé, symbole d’abondance, dont chacun mange. En même temps, le mouchteïd (grand prêtre) écrit des versets porte-bonheur du Koran à l’intérieur d’une tasse, y verse un liquide blanc, dissout avec soin ce qu’il a écrit, passe cette composition au chah, qui en boit, et que finissent les personnages les plus voisins. Ceci fait, Medjed ed Dovleh apporte une grande corbeille pleine de pièces neuves d’argent, à peu près de la dimension de nos anciennes pièces de 20 centimes, appelées chahis sèfids (sous blancs), et la dépose devant le roi qui, de sa main, en donne d’abord aux mollahs, puis aux princes du sang, en emplit les deux poches de mon dolman et en distribue ensuite à toute l’assemblée, chacun passant devant lui et le saluant profondément après avoir reçu son cadeau. Cette distribution de chahis sèfids, qui doivent multiplier et produire la richesse, met fin à la cérémonie de Norouz. Autrefois des pièces d’or étaient mêlées à ces sous blancs, Nasr ed Din en a laissé tomber la coutume. »
Titre : Trois ans à la cour de Perse… / Dr Feuvrier
Auteur : Feuvrier, Jean-Baptiste (1842-1926).
Date d’édition : 1900
(1) Le ministre de France a dû faire interdire à l’un de ces généraux improvisés le port d’un superbe chapeau à plumes blanches de général de division français.