Terre d’iran vous invite à faire un voyage à travers le temps en publiant un article paru dans la revue L’Art de 1889 à l’occasion de l’Exposition universelle de Paris. Le texte a été reproduit à l’identique. L’Iran s’appelait alors la Perse et les noms des différentes villes et régions sont orthographiés à la manière du XIXe siècle.
La Perse, dans le principe, ne devait figurer à l’Exposition universelle de 18891 qu’avec des objets d’art anciens. Ceux qu’on avait recueillis dans ce but ne suffisant pas pour former une exposition, M. Lemaire, directeur des musiques de S. M. Nasser-Eddin chah, y suppléa, en réunissant à la hâte de nombreux spécimens des marchandises et des produits provenant des diverses provinces de la Perse.
Cela amena certains retards et c’est ce qui explique pourquoi la Perse ne figure pas au catalogue général.
Quoi qu’il en soit, grâce au zèle de M. Lemaire, délégué, et de tous ceux qui lui ont prêté leur concours, la section persane devint une des plus intéressantes du Champ de Mars. Les fréquentes visites que lui ont faites les amateurs et les collectionneurs français et étrangers en témoigneraient au besoin.
Son palais, bâti à l’extrémité de la rue du Caire, près de la Galerie des Machines, avec les propres deniers de M. Doisy, commissaire général, et de M. Lemaire, était vaste, aéré, et disposé, dans son ensemble, avec infiniment de goût.
Il renfermait : en tapis d’appartement de laine et de velours, étoffes de brocart d’or et d’argent, tapis de Recht en drap brodé en soies de couleur ; armes et bronzes finement incrustés d’or et d’argent, et repercés à jour ; faïences à reflets métalliques et autres, instruments de musique, ouvrages en carton laqué et peint, meubles en Khatem ou marqueterie de Bombay, tant anciens que modernes, tout ce que les meilleurs ouvriers persans ont fabriqué de plus beau depuis plusieurs siècles et à notre époque.
Parmi les produits indigènes, on remarquait : des peaux tannées et d’autres, dites d’Astrakan ; les cocons, les soies grèges et filées des magnaneries du Guilan ; ces belles petites pierres bleues, extraites des mines de Mesched, appelées firouzé en persan et turquoises en français ; une réunion de graines médicinales, dont quelques-unes ne se trouvent qu’en Perse et qui doivent être offertes à notre École de pharmacie ; l’opium récolté à Ispahan et à Yesd, plus riche en alcaloïdes que celui de Smyrne ; les vins des meilleurs crus de Téhéran, d’Hamadan (l’ancienne Ecbatane), de la colonie arménienne de Djoulfa, près Ispahan, et enfin ceux de Chiras, réservés aux personnages de la cour du chah.
Des mannequins d’hommes, de femmes, donnaient un aperçu des vêtements portés par la population en général.
Les richesses artistiques de ce palais seraient introuvables aujourd’hui, quelques-unes figurent déjà dans des collections particulières et d’autresvsont allées, à la fin de l’Exposition, prendre place au South Kensington Museum, de Londres.
De nos jours, beaucoup de voyageurs, parmi lesquels je puis citer MM. Eugène Flandin, Hommaire de Hell, le comte de Gobineau, le commandant Duhousset, Arminius Vambéry, ont parcouru la Perse en tous les sens et ont décrit les mœurs, les us et les coutumes des habitants ; mais aucun, si j’ai bonne mémoire, n’a parlé un peu longuement des objets d’art anciens si variés et si nombreux dans cet État.
Deux collectionneurs, deux Français habitant Téhéran depuis nombre d’années, MM. Richard et Lemaire, pour satisfaire au désir du roi, réunirent, en vue de l’Exposition, les objets anciens qu’ils avaient eu la chance de se procurer et les expédièrent au Champ de Mars.
Je laisserai de côté les produits et les marchandises modernes pour ne m’occuper que de la céramique qui, par ses pièces hors ligne, était la partie la plus importante et la plus instructive de l’Exposition.
Parmi les tessons ou fragments et les pièces intactes, il est facile, je crois, de reconstituer les phases de leur fabrication, je ne dis pas de déterminer leur époque, car, malgré des recherches faites pendant mes six voyages et mes dix années de séjour en Perse, je n’ai pu me procurer des dates certaines.
Les Perses, en contact avec les Arabes, les Mongols tartares et les Afghans, ont emprunté à ces peuples les différents genres de faïence et d’ornementation que l’on admire chez eux.
Avant l’invasion des Arabes, la faïence était déjà connue des Persans, car, M. Richard et moi, nous avons recueilli, en pratiquant des fouilles sur l’emplacement de l’ancienne Rheï (la Rhagès de l’Ecriture sainte), située à deux lieues de Téhéran, capitale de la Perse depuis le commencement de ce siècle, des fragments remontant à une époque éloignée et n’ayant aucun point de ressemblance avec ce qui a été fabriqué plus tard.
Dans nul autre endroit je n’ai pu mettre la main ni sur de semblables tessons, ni sur des pièces intactes ayant quelque similitude avec ce qui avait été trouvé à Rheï.
Sur le fond de ces fragments, provenant de bols et d’assiettes, sont peints des entrelacs, des arabesques et des figures à tons verts, bleus et rouges.
D’après ce qu’il en reste, on ne saurait reconnaître si les dessins ont été reproduits à l’intérieur et à l’extérieur de ces vases ; je n’ai jamais vu de pièces intactes de cette époque.
La ville de Rheï, qui donna naissance à Haroun-al-Raschid, a été plusieurs fois détruite et reconstruite. La dernière fois qu’elle fut réduite en cendres, ce fut au XIIIe siècle, lors de l’invasion des Tartares sous le règne de Gengis-Khan.
Elle s’étendait très loin, car, d’après des restes de murailles, on peut évaluer sa circonférence à plusieurs kilomètres. Deux tours seulement demeurent en partie debout ; son emplacement était parfaitement choisi à cause des sources d’eaux vives qui surgissent de toutes parts. Sur un des côtés de son territoire, a été édifié le charmant petit village de Chabdul-Azim, lieu de pèlerinage, où tout bon musulman de la secte d’Ali doit aller faire ses dévotions le vendredi de chaque semaine.
Dans d’autres fouilles faites aussi à Rheï, il a été trouvé un grand nombre de fragments, mais de l’époque arabe, c’est-à-dire à reflets métalliques cuivrés, très curieux de ton, de forme et de dessin, représentant des cavaliers, des figures, des ornements, des fleurs, dont la fabrication est antérieure au XIIIe siècle.
Dans le cours de mes voyages, j’ai cherché à Yesd, à Ispahan et dans d’autres villes, des tessons ou des débris
de même nature ; il ne m’a pas été possible d’en recueillir à reflets métalliques, ce qui laisse supposer que le centre de cette fabrication était à Rheï et dans ses environs.
Mes recherches portaient aussi sur la porcelaine ; jamais, soit à Rheï, soit dans les ruines de villes plus modernes, je n’ai découvert un seul fragment ayant le caractère persan.
Fochetti, professeur de chimie à l’École royale de Téhéran, envoya, vers 1863, à la manufacture de Sèvres, divers échantillons de terre blanche paraissant être du kaolin ; les essais pour arriver à fabriquer de la porcelaine ne donnèrent aucuns bons résultats. On peut augurer de là que les Persans ne connaissaient pas la fabrication de la porcelaine qu’ils appellent tchini, c’est-à-dire de Chine.
La fabrication de faïences à reflets métalliques dura plusieurs siècles. On juge de leur réussite par les pièces intactes des collections Richard et Lemaire et notamment par deux petites bouteilles, dites gargoulettes, qui sont véritablement des pièces merveilleuses.
D’autres bouteilles sur fonds blancs, sur fonds bleus, à reflets mordorés et autres, sur lesquels sont tracés des oiseaux, des fleurs, des animaux d’un ton différent, des vases à fleurs, des bols, des assiettes analogues, donnent une idée de ce qu’était cette belle fabrication, de formes variées, dont les ouvriers persans ont perdu le secret.
A la suite de l’introduction de l’islamisme en Perse, vers le VIIe siècle de notre ère, les Chiites, les ennemis jurés des Sunnites, pour honorer la mémoire de leurs saints et de leurs saintes, construisirent des mosquées, des Imam zadeh, où ils les enterraient. Sur leurs tombeaux ils plaçaient des plaques de revêtement en relief à reflets, représentant une porte de mosquée ; elles étaient ornées parfois d’une lampe suspendue au centre par de longues chaînettes, entourée de versets du Koran et d’ornements, ce qui, à la lumière, produisait un effet éblouissant.
Les murs de ces Imam zadeh, à l’intérieur, étaient aussi recouverts de briques, mais de structure et de décor différents.
Parmi les plaques de tombeau exposées, quelques-unes provenaient de Nathens, de Kachan et des environs d’Ispahan.
En revenant de cette dernière ville et en passant à Nathens, sous les regards de toute la population du village, j’en visitai la mosquée unique en son genre. Elle était entièrement tapissée de briques à reflets et, sur un des côtés, étaient disposés avec art des colonnes et des chapiteaux en forme de vases à fleurs, simulant un autel, d’un effet admirable.
Chose curieuse, des iconoclastes étaient passés par là, car toutes les têtes des oiseaux et des animaux représentés sur les plaques étaient cassées et détruites.
La fabrication de la céramique à reflets métalliques subsista jusqu’au moment où chah Abbas Ier, le Louis XIV de la Perse, monta sur le trône (1589-1628).
Ce grand prince, de la dynastie des Sophis, pour son royaume fit ce qu’aucun de ses prédécesseurs n’avait tenté : il régénéra la Perse. Les arts, les sciences florissaient dans sa capitale, alors Ispahan. Des marchands étrangers vinrent de loin jusque dans ses États ; ils firent des échanges et s’en retournèrent chargés d’étoffes, de tapis, de bijoux, qui furent adoptés de suite dans leurs pays, vu leur beauté et leur élégance. Il envoya à Venise des ouvriers pour apprendre à travailler le verre, et d’autres en Chine pour connaître, s’il était possible, les secrets de la fabrication de la porcelaine. Il construisit de vastes caravansérails à l’effet d’abriter les voyageurs contre les intempéries des saisons et de les défendre des attaques des voleurs qui infestaient les routes à cette époque.
Son nom vénéré est encore actuellement dans toutes les bouches.
Sous son règne, la fabrication de la faïence changea de genre. C’est vers la fin du XVIe siècle qu’apparurent ces belles faïences à décors bleus, d’une exécution soignée et imitant la porcelaine de Chine, avec des marques chinoises et aussi sans marques.
C’est également à cette époque que durent se fabriquer ces faïences minces, blanches, unies ou gaufrées et tout à fait translucides.
Quelques amateurs et connaisseurs prétendent que ces pièces ne sont pas en faïence, mais bien en porcelaine ; ils leur donnent le nom de porcelaine pâte tendre, à cause probablement de l’émail blanc laiteux qui les couvre.
Comment se fait-il alors que la pâte, qui en est très blanche, soit la même que celle des faïences imitation de la Chine, qu’elle soit friable, qu’elle ne forme pas un tout compact et dur avec la couverte d’émail et qu’elle tombe en poussière en la grattant avec le couteau ?
Sa transparence provient peut-être d’un mélange de phosphate de chaux avec l’émail.
Les fabriques de ces faïences imitation de la Chine et de ces faïences appelées porcelaines, se trouvaient à Yesd, à Nain, à Ispahan. C’est également dans cette dernière ville que furent fabriquées ces petites plaques en relief sur fond gros bleu, et représentant, tantôt un cavalier en costume du temps de chah Abbas II (1645-1662), tenant un faucon sur le poing, tantôt des jacinthes, des portraits d’hommes et de femmes vêtus à la portugaise.
Une salle de bains à Ispahan possède encore une frise de ces plaques avec cavaliers.
A la suite des faïences imitation de la Chine, vint la fabrication de la faïence polychrome, qui ajouta le rouge à ses autres couleurs sans en modifier les formes. Ces pièces, rares aujourd’hui, n’ont ni la blancheur d’émail, ni la finesse d’exécution des précédentes ; elles sentent la décadence.
Les faïenciers de l’époque de chah Abbas Ier et de chah Abbas II employèrent le jaune d’ocre spécialement pour les carreaux de revêtement.
La ville d’Ispahan, qui fut longtemps la capitale de la Perse, avait 600,000 habitants, lorsque sous Louis XIV les deux voyageurs français, Tavernier et Chardin, la visitèrent. A cause de son étendue considérable, les Persans la glorifiaient du titre de la moitié du monde.
Chah Abbas II régnait alors en Perse.
Ils firent de ce roi et de son royaume une relation très intéressante à lire même aujourd’hui. Mais rien de ce qui existait alors ne se retrouve maintenant.
Ispahan est réduit à environ 80,000 habitants ; ses ouvriers sont demeurés les plus habiles de l’Iran.
Aux XVIe et XVIIe siècles, elle possédait intérieurement des mosquées d’une architecture élégante, dont les murs et les dômes étaient revêtus de mosaïques et de plaques en faïence d’un effet magnifique et qui existent toujours ; elle était entourée des somptueux palais de Hafdest, Tchehel-Soutoun (quarante colonnes), Feradabad, construits par chah Abbas Ier et chah Abbas II ; les grands jardins de Tchahar-Bagh (quatre jardins) encadraient ces édifices, et des cascades, bâties avec de larges dalles en marbre blanc, donnaient une fraîcheur des plus agréables dans ces pays chauds et répandaient de l’eau de tous côtés à profusion.
Vers 1720, la dernière invasion afghane détruisit en grande partie ces châteaux et ces jardins.
Lors de mon premier voyage à Ispahan, en 1863, j’avais vu des restes de ruines offrant quelque intérêt ; mais à mon dernier, en 1882, les murs seuls subsistaient.
Les platanes, plantés depuis plus de deux siècles, qui abritaient jadis l’avenue conduisant de la ville au pont si curieux de Djoulfa, étaient à moitié brisés ; les palais, dont les plafonds étaient autrefois pavés de milliers de morceaux et de glaces entières en verre de Venise ; les parois des murs, à l’intérieur ornées de peintures exécutées par les premiers artistes du pays, et les murs extérieurs tapissés de panneaux en faïence des plus décoratifs, étaient alors vides de leurs ornements et n’ofraient plus à mes yeux étonnés que les briques en pisé ayant servi à leur construction primitive.
La famine, la misère et la rapacité des habitants n’avaient rien respecté. Sans souci de la bastonnade qu’ils pouvaient recevoir et même de châtiments plus sévères, pour gagner quelques krans, ils avaient tout saccagé et tout enlevé.
Un très beau spécimen, provenant d’un des châteaux d’Ispahan, figurait à l’Exposition2.
C’est un grand panneau encadré, et en longueur, formé de plaques de revêtement en faïence à fond émaillé blanc.
Il représente un prince de la famille de chah Abbas II, prenant une leçon de littérature d’un mirza placé en face de lui.
Ils sont tous les deux assis, les jambes repliées à la manière persane. Par terre, sont des fruits dans des vases et, à côté, une bouteille à long col contenant de l’eau de rose. Derrière eux, se tiennent deux servantes, à visage découvert, dont l’une présente, dans un bol, des rafraîchissements consistant en cherbet (sorbet).
La scène se passe dans un jardin ombragé.
Les costumes de ces quatre personnages de l’époque sont variés de couleur ; les turbans, les ceintures et les longues robes émaillées en bleu, vert, brun et bleu turquoise sont d’un effet pittoresque et des plus gracieux.
L’empire des Perses, autrefois si florissant et si peuplé, n’a jamais pu se relever de ses ruines.
Trois fois grand comme la France, mais avec sept à huit millions d’habitants, il n’a pas de voies de communication faciles ; les routes carrossables y sont inconnues ; toutes les marchandises doivent être transportées à dos de mulet et de chameau.
Son sol est riche ; ses forêts du Guilan et du Mazenderan, longeant la mer Caspienne de l’est à l’ouest, sont plantées d’essences d’arbres de toutes sortes ; si elles étaient percées de routes, elles pourraient être exploitées facilement, et de son sol et de ses forêts, la Perse retirerait une source de revenus considérables.
Les deux premiers voyages de Nasser-Eddin chah en Europe ont déjà profité à ses États et notre commerce s’en est ressenti. Il est certain que sa visite, cette année, aux merveilles de notre Exposition Universelle ne sera pas sans exercer, sur lui et sur ses ministres, une influence dont profitera le peuple persan, qui a toutes les aptitudes pour progresser.
La capitale, de malpropre, malsaine, peu aérée qu’elle était lorsque je la vis en 1858, a pris depuis meilleur aspect. De longs boulevards ont été tracés dans l’intérieur et autour de Téhéran ; de belles rues ont été percées ; des maisons confortables ont été élevées par les Européens, et un tramway, qui doit fonctionner prochainement, facilitera les communications.
Je ne pourrais pas en dire autant des autres villes importantes de la Perse, qui sont telles qu’elles étaient il y a plus d’un demi-siècle ; elles sont environnées de trous, d’excavations et de maisons ruinées ; le Musulman ne relève pas ce qui tombe ; il préfère transporter ses pénates dans un autre lieu.
Pour arriver à de bons résultats, il faut, dans l’entourage du roi, une jeune génération d’hommes sérieux, mettant de côté le système persan, aimant la patrie et empruntant aux Européens ce qui peut être utile et profitable à leur civilisation et à leurs progrès.
Il serait nécessaire aussi que Sa Majesté fût représentée à l’étranger par des ministres intelligents, à la hauteur de leurs fonctions et connaissant les besoins et les aspirations de leur pays, qui y gagnerait en grandeur et en bien-être.
F. Méchin.
- Notre savant collaborateur nous pardonnera de ne pas respecter sa modestie et de dire ici que, commissaire de la Perse à l’Exposition Universelle, il a déployé un zèle de tous les instants et grandement contribué à l’éclatant succès de la section persane. (Note de la Rédaction.)
- C’est la précieuse faïence décorative reproduite en tête de cette étude.